Le cri du silence. ANTOINE AGOUDJIAN. 21 novembre – 21 decembre 2024. Centre Méditerranéen de la Photographie, Bastia – Corse

“Il y a 30 ans, j’ai débuté une quête photo graphique visant à mettre en images les récits légués par mes grands-parents, rescapés d’un génocide, celui des Arméniens en 1915. Ils se réfugièrent en France sous le statut d’apatrides dans les années 1920. Je puise des allégories dans mon imaginaire et cherche à évoquer par l’image cet héritage oral. J’ai d’abord constitué, en noir et blanc, une fresque chargée de la mémoire d’un monde anéanti, cherchant la trace de vestiges engloutis dans des lieux empreints du vide laissé par l’effacement d’un peuple. Depuis 2015, j’ai décidé de passer à la couleur afin de créer une symbiose entre Mémoire et Histoire. Par cette rupture esthétique, j’intégrais désormais le réel dans ma démarche afin que se superposent, passé et présent. J’ai ressenti le besoin irrépressible de m’immerger de façon organique dans ma quête afin de provoquer des émotions qui ne relèveraient plus seulement de mon imaginaire, mais surgiraient aussi d’épisodes réels de ma vie.

La thématique du chaos me hantait depuis les débuts, et toutes mes tentatives d’immersion avaient démon- tré qu’elle ne pouvait être abordée autrement que frontalement. Témoigner de la souffrance des autres peuples, c’est évoquer celle dont je suis l’héritier, retrouvant ainsi tous les thèmes traumatiques liés à mon héritage. Les conflits au Moyen-Orient n’avaient a priori aucun rapport direct avec la question arménienne, mais ils avaient tous en commun de se dérouler à l’endroit même où fut perpétré ce génocide il y a 100 ans. Sur ces terrains de guerre, j’éprouve le sentiment paradoxal d’assister à l’histoire dont j’ai hérité. J’ai secrètement toujours éprouvé le besoin, non pas d’être l’un des acteurs de cette tragédie, mais d’en être l’un des témoins vivants. Cette vision tourmentée constitue le socle sur lequel repose tout l’édifice de ma démarche. La Turquie est l’héritière d’un crime impuni sur lequel s’est bâtie sa République en 1923, assimilant dans cet héritage une haine et une violence consubstantielles à l’impunité dont elle a bénéficié. Par son déni, elle est dans la quête perpétuelle d’un ennemi intérieur et extérieur qu’elle veut tenir pour responsable de tous ses maux.

Le 27 septembre 2020, l’Azerbaïdjan turcique, qui revendiquait la souveraineté d’un territoire peuplé d’arméniens qui lui fut arbitrairement offert par le dictateur Staline en 1921, attaqua la République d’Artsakh (Haut-Kharabagh) dans une vaste offensive militaire orchestrée par la Turquie. Dans un silence assourdissant et profitant de la complicité évidente de la Russie, une puissante coalition militaire, équipée d’armes modernes et soutenue par des djihadistes transférés de Syrie par la Turquie, a déclenché une offensive militaire de 44 jours qui aboutit à la défaite arménienne. En septembre 2023, cette offensive conduisit à un nettoyage ethnique, vidant l’Artsakh de sa population arménienne, présente sans interruption sur son territoire historique depuis 2500 ans. Ce conflit, injustement présenté comme un conflit interethnique, n’est en réalité que la concrétisation du projet lancé par le gouvernement des Jeunes-Turcs il y a 109 ans, visant à éliminer les Arméniens afin de constituer une entité turque s’étendant du Bosphore à la muraille de Chine.

Déjà en 1896, Jean Jaurès interpella le gouvernement français pour dénoncer les massacres hamidiens commis contre les Arméniens, prélude au processus génocidaire. Soutenu par des intellectuels tels qu’Anatole France et Georges Clemenceau, il prononça un discours historique à la Chambre des députés qui marqua ainsi le début du mouvement arménophile en France. Il faudra cependant attendre jusqu’au 29 janvier 2001 pour que le Parlement français, retrouvant la mémoire des engagements pris naguère par ces grands hommes, adopte une loi de reconnaissance. Aujourd’hui, la nation arménienne est à nouveau menacée de disparition, soulignant avec force que l’impunité et le déni constituent un terreau fertile pour la récidive. Si l’on cède face à la tyrannie, alors on donne raison au mal”. Antoine Agoudjian

ARMÉNIE ISHRAN

Né en 1961, Antoine Agoudjian se consacre depuis plus de 30 ans à la photographie. Ancien membre de l’agence Rapho, ses rencontres décisives avec des figures emblématiques comme Robert Doisneau et Robert Delpire inscrivent son travail dans le courant de la photographie humaniste. Son œuvre en noir et blanc est dédiée à la mémoire de l’histoire du peuple arménien. En explorant les lieux historiques des conflits, Antoine Agoudjian construit une œuvre originale où l’Histoire, sa trace et son écho brisent le silence qui lui est imposé. Depuis 2015, l’introduction de la couleur dans son travail, notamment à travers la couverture des guerres en Irak, en Syrie et en Artsakh (Haut- Kharabakh), témoigne d’une nouvelle étape dans sa quête mémorielle, marquant le passage de la mémoire du passé à l’histoire présente. Lors du Festival international de la photographie de Bayeux-Calvados, figure parmi les 10 nominés au prix du photojournalisme et reçoit le premier prix du public en 2017. En 2021, il se voit attribuer le premier prix Visa d’or CICR pour son travail réalise en Artsakh (Haut-Kharabakh).